La découverte d'une immense base de données des mouvements des habitants de la province du Xinjiang, où résident les Ouïghours, minorité turcophone majoritairement musulmane, illustre le dispositif de surveillance mis en place par Pékin.
Les mouvements de plus de 2,5 millions d’individus de la région chinoise du Xinjiang (nord-ouest du pays) sont surveillés, analysés et recensés quotidiennement grâce à la technologie de reconnaissance faciale, a révélé le spécialiste en sécurité informatique néerlandais Victor Gevers, samedi 15 février. Cette région est le foyer des Ouïghours, la principale minorité musulmane du pays.
Ce chercheur a pu consulter une base de données de 6,7 millions de coordonnées GPS glanées par la société chinoise SenseNet, qui commercialise des programmes de reconnaissance faciale, vend des caméras de surveillance et collabore activement avec la police chinoise. Cette vaste somme d’informations était accessible en ligne, sans avoir besoin de mot de passe, pendant près de six mois, a constaté Victor Gevers. Informé par cet expert, SenseNet a corrigé la faille de sécurité qui permettait d’y accéder librement.
Ce spécialiste a néanmoins pu fournir à différents médias, dont le quotidien britannique Financial Times, des copies d’écran de cette base de données qui brosse un tableau inquiétant du niveau de surveillance auquel sont soumis les plus de 10 millions de Ouïghours.
Reconnaissance faciale tous azimuts
Toutes les coordonnées GPS sont associées à l’identité des individus ainsi traqués. Outre leurs noms, les informations concernent aussi le numéro, la date de délivrance et d’expiration des cartes d’identité de ces personnes, leur adresse personnelle, leur photo, leur date de naissance ou encore l’identité de leur employeur, a relevé le site américain Zdnet.
Chaque mouvement est aussi relié à la caméra de surveillance ayant permis de récupérer l’image analysée par le programme de reconnaissance faciale. Ces dispositifs vidéo sont identifiés par leur emplacement - sous l’appellation “mosquée”, “café internet” ou encore “restaurant” - et forme une immense toile d’araignée digitalequi s’étend sur toute la province. D’après cette base de données, il existe près de 5 000 capteurs SenseNet dans la seule ville d’Urumqi, la capitale provinciale, et plus de 1 300 dans la commune voisine de Changji, qui compte près de 400 000 habitants.
Un dispositif de surveillance auquel avait accès un grand nombre d’organisations, a constaté Victor Gevers. Plusieurs commissariats de police, des hôtels, et “d’autres entreprises” pouvaient consulter en temps réel ces informations, a précisé l’expert.
Cette découverte illustre une nouvelle fois les efforts technologiques déployés par Pékin pour contrôler une minorité ethnique que le régime chinois qualifie d’”extrémiste et séparatiste” avec des éléments soupçonnés d'être liés à des groupes islamistes terroristes. Depuis les émeutes inter-ethniques du Xinjiang en 2009, la Chine a progressivement accentué sa répression contre les musulmans de cette province en s’appuyant sur un système de surveillance dopé aux innovations technologiques.
Chen Quanguo, le “pacificateur” ethnique
Plusieurs ONG ont dénoncé ce Big Brother qui aurait permis à la police locale d’arrêter et de faire interner dans des camps de “rééducation” plus d’un million de Ouïghours, d’après des organisations comme Human Right Watch.
Le père de ce système de surveillance de masse s’appelle Chen Quanguo, un ancien militaire devenu politicien qui s’est fait une réputation de “pacificateur” ethnique en Chine, d’après Adrian Zenz, un spécialiste de la politique ethnique chinoise à l’école européenne de culture et théologie de Korntal-Münchingen, en Allemagne. Avant d’être nommé gouverneur de la province de Xinjiang en août 2016, cette étoile montante du Parti communiste avait été chargée de ramener le calme dans la région du Tibet. Pendant cinq ans, il y a développé avec succès le même dispositif, mélangeant multiplication des postes de police et installation de caméras de surveillance, système qu’il a ensuite recyclé dans le Xinjiang.
Il a aussi su tirer profit du progrès technologique pour rendre la surveillance plus efficace et omniprésente. En 2017, les autorités ont envoyé un message sur les smartphones de résidents dans la région pour les enjoindre d’installer une application, sous peine d’être enfermés pendant dix jours. Ce programme bloque l’accès à plusieurs sites internet, empêche l’installation de certaines applications bannies par les autorités et permet à la police de récupérer à distance diverses informations sur le propriétaire du téléphone, comme les numéros appelés ou encore les autres applications utilisées.
Pékin interdit aussi à la population locale d’utiliser des services de messagerie autre que WeChat, l’application du géant chinois Tencent qui “a accepté de partager le contenu des communications avec la police”, souligne le New York Times dans une enquête consacrée à la surveillance policière de la minorité Ouïghoure en Chine. Les propriétaires de voitures sont aussi obligés, depuis juin 2017, d’utiliser un système de navigation GPS “made in China”, afin de permettre aux autorités de mieux surveiller les déplacements.
QR code, arme de surveillance massive
Les QR code sont aussi devenus des armes de surveillance massive. L’ONG Human Right Watch a dénoncé, en 2017, l’installation de ce motif scannable à l’aide d’un smartphone sur les portes des maisons dans les localités où la proportion de musulmans est la plus forte. Les autorités “venaient tous les deux ou trois jours pour scanner ces QR codes et savaient ainsi qui habitaient sur place ce qui leur permettaient ensuite de demander à d’éventuels visiteurs ce qu’ils faisaient là”, a raconté à l’ONG un ancien habitant du Xinjiang. Cette technologie permet aussi à la police de savoir précisément qui achète des couteaux dans la région, a découvert le Wall Street Journal. En 2014, la région avait subi une vague d'attaques aux couteaux que Pékin avait mis sur le compte de séparatiste ouïghours. Un vendeur de matériel de cuisine dans la ville d’Aksu a ainsi raconté au quotidien américain qu’il a été obligé de s’équiper pour pouvoir transformer les cartes d’identité de ses clients en QR code, qu’il gravait ensuite sur les lames des couteaux vendus.
Si les Ouïghours subissent de plein fouet la capacité des autorités chinoises à adapter les technologies de pointe à leurs besoins sécuritaires, ils ne sont pas les seuls. SenseNet, le spécialiste de la reconnaissance faciale, se targue ainsi sur son site internet d’avoir aidé la police à arrêter les organisateurs de “rassemblements illégaux” à Guangdong, une ville à proximité de Macao. Pour des organisations comme Amnesty International, c’est le signe que le Xinjiang est aussi un laboratoire pour des technologies appelées à être déployées à une bien plus large échelle.